Les limites morales de la lutte contre la délinquance (série: lecture)
Je ne sais pas si j’avais déjà vu le film. En entendre parler m’avait fait peur. Violence gratuite, pas envie forcément de voir cela. Et puis au hasard, chez un libraire, dans une bibliothèque de poche, je l’ai trouvé. « Choix Fontaine », Anthony Burgess, L’orange mécanique.
- Je crois savoir qui vous êtes, a-t-il dit. Si vous êtes qui je pense, alors mon ami vous avez frappé à la bonne porte. Est-ce que ce n’est pas votre photo qu’il y avait dans les journaux de ce matin ? Serait-ce vous la victime de cette horrible méthode nouvelle ? Si oui c’est la providence qui vous envoie. Torturé en prison, puis jeté dehors pour être torturé par la police. Je vous plains de tout coeur, pauvre enfant.
J’avais beau avoir la rote grande ouverte pour répondre à ses questions, impossible de placer un slovo, frères. Il a repris :
- Vous n’êtes pas la première créature en détresse qui frappe à cette porte. La police adore entraîner ses victimes aux abords de ce village. Mais il est providentiel que vous qui êtes encore une autre sorte de victime, soyiez venu ici. Auriez-vous entendu parler de moi, par hasard ?
Fallair y aller prudemment, frères. J’ai donc dit :
- J’ai entendu parler de l’Orange Mécanique. Je ne l’ai pas lu, mais je connais.
- Ah, a-t-il dit et son litso s’est éclairé comme un soleil dans sa gloire matinale. Mais parlez-moi de vous.
- Y a pas grand chose à dire, m’sieu, j’ai répondu tout ce qu’il y a de plus humble. C’était jamais qu’une mauvaise farce idiote de gosses, mes soi-disant copains qui m’ont poussé ou plutôt forcé à faire un casse dans la maison d’une vieille ptitsa – je veux dire d’une vieille dame. On ne voulait vraiment rien faire de mal. Malheureusement la dame s’est fait péter son pauvre vieux coeur en voulant me flanquer dehors, alors que j’étais tout ce qu’il y a de prêt à m’en aller tout seul, et après elle en est morte. On m’a accusé d’être la cause de sa mort. Alors ça fait qu’on m’a mis en prison, m’sieu.
- Oui oui continuez.
- Ensuite le Ministre de l’Inférieur ou de l’Intérieur m’a choisi pour qu’on essaie sur moi leur vesche de Ludovico.
- Parlez moi de ça, a-t-il dit en se penchant en avant tout ce qu’il y a de plus avide, les coudes de son pull-over pleins de confiture de fraise de l’assiette que j’avais poussé sur le côté.
Je lui ai tout raconté. Tout le paquet, mes frères. Il était impatient de tout savoir, les glazes genre brillants et les goubeuses ouvertes, pendant que la graisse gelait de plus en plus dur dans l’assiette. Quand j’ai eu fini il s’est levé de tableen hochant sans arrêt la tête et en faisant hum hum hum, tout en ramassant les assiettes et autres vesches sur la table et les posant sur l’évier pour les laver. J’ai dit :
- Laissez, je vais faire ça, m’sieu, ça sera un plaisir.
- Reposez-vous, reposez-vous, mon pauvre garçon, a-t-il dit en ouvrant le robinet si bien que ça a fait une grosse giclouille de vapeur. Bien sûr, que vous avez fait le mal, mais le châtiment était démesuré. On vous a changé et vous n’êtes plus un être humain. Vous avez perdu la faculté de choisir. Vous êtes condamné à des actes admissibles aux yeux de la société, changé en petite machine uniquement capable de faire le Bien. Ah, je vois clair dans tout cela – eux et leur fameuse histoire de conditionnements marginaux. La musique et l’acte sexuel, la littérature et l’art, tout cela doit être devenu pour vous source, non de plaisir, mais de souffrance.
- C’est vrai, m’sieu, j’ai dit en fumant une des cancerettes à bout de liège de cette bonne âme.
- Il en font toujours trop, a-t-il dit en essuyant l’assiette d’une main genre distraite. L’intention profonde, voilà le vrai péché. Quconque est incapable de choisir cesse d’être un homme.
- C’est ce que disait le charlot, m’sieu, j’ai dit. Le chapelain de la prison, je veux dire.
- Vraiment vraiment ? Evidemment cela va de soi. Il aurait du mal à dire le contraire, non ? en tant que chrétien. Bon, eh bien alors, a-t-il dit tout en continuant à frotter l’assiette qu’il essuyait depuis dix minutes, nous inviterons quelques personnes à venir nous voir demain. Je crois que vous pouvez aider à chasser ce gouvernement despotique que nous avons. Changer un bon jeune homme en petit morceau de mécanique, ce n’est pas un exploit dont un gouvernement, quel qu’il soit, ait de quoi se glorifier, sauf s’il met sa gloire dans la répression.
Au départ, stupéfaction, le livre est truffé de slovo incompréhensibles. On ne comprend pas tout, on s’agace. Puis on finit par s’y attacher. Cette manière d’écrire, ce parler djeuns. Comme on s’attache au héro, un jeune de 16 ans, qui, avec sa bande, castagne, vole et viole à tout va. Jusqu’à ce qu’un jour, il se fasse prendre pour un meurtre. L’Etat lui propose un deal : sortir avant la fin de sa peine mais à condition de se faire soigner par la méthode Ludovico. Cette méthode va lui faire détester toute forme de violence par un traitement similaire au conditionnement behavioriste.
Se pose alors la question philosophique des limites morales de la lutte contre la délinquance. A-t-on le droit de limiter le choix d’un individu en modifiant ses instincts ? C’est une question qui me semble très actuelle, à une époque où on est capable d’oublier certains fondamentaux pour la culture du résultat. Vous n’imaginez pas vous un Hortefeux qui viendrait à la télé nous déclarer qu’on a réussi à reconditionner un jeune de banlieue afin qu’il ne brûle plus de voiture et ne participe plus à des tournantes; un jeune définitivement guéri, qu’on a même plus besoin de garder en prison ce qui permet une économie de construction d’établissement et en fonctionnaires ? Cela fait froid dans le dos, mais heureusement les débats sur le conditionnement sont bien loin et oubliés… mis à part une émission passée à la télé récemment …
L’orange mécanique étant un très bon livre, très riche que l’on finit par dévorer. Rentrant du boulot, le livre à la main et un post-it sur la page, une voisine me dit que c’était un roman génial mais le film ést encore mieux. Je me suis donc mis à visionner. Et j’avoue… avoir été déçu. Pourtant le texte y était parfois mot à mot. Il y avait le temps de traiter le sujet. Mais Kubrick prend certaines libertés qui nuisent selon moi à la cohérence et à l’ambiance du film, même si j’ai été un peu bluffé par la première partie du film avec des décors et des costumes somptueux, de bonnes idées de transposition. Mais en définitive, je suis resté sceptique. J’en suis presque arrivé à me dire que finalement le génie de Kubrick n’était du qu’à sa capacité à reprendre des livres très intelligents. Heureusement, je me suis vite rappelé les petits effets de mise en scène par ci par là très appréciables. Néanmoins, la profondeur philosophique et psychologique du livre de Burgess en sort bien écorné.
Je recommande donc de lire l’Orange mécanique. Même si on a vu le film culte de Kubrick et surtout si on ne l’a pas vu.
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