Quand tout vous pousse au meurtre (extrait de lecture)

chatva » Alors, voilà. Ce n’est pas simplement par plaisir que je tue les chats. Je ne suis pas malade au point de trouver du plaisir à en tuer autant. Ou plutôt, je n’ai pas le temps de faire ça. Parce que c’est assez compliqué de rassembler autant de chats et de les tuer. Non, si je les tue, c’est pour réunir leurs âmes, avec lesquelles je fabrique une flûte d’un genre particulier. Quand je soufflerai dans cette flûte, cela me permettra de réunir des âmes plus grandes. Et je fabriquerai une flûte plus grande. Et quand je soufflerai dans cette flûte, je rassemblerai des âmes encore plus importantes et fabriquerai une autre flûte plus grande encore. À force, je devrais arriver à fabriquer une flûte de la taille de l’univers. Mais je dois commencer par les chats. C’est le point de départ : je dois rassembler des âmes de chat. Il faut être méthodique en toute chose, c’est essentiel. Suivre le processus est une façon de respecter l’ordre des choses. C’est comme ça qu’il faut traiter les âmes. Il ne s’agit pas d’ananas ou de
melons. Tu comprends, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit Nakata, qui n’y entendait goutte.

Des flûtes ? Mais lesquelles ? Des flûtes traversières ou des flûtes droites ? Quel genre de son rendaient-elles ? Et une âme de chat, à quoi cela ressemblait-il au juste ? Le problème dépassait ses capacités intellectuelles. Lui, tout ce qu’il savait c’était qu’il devait absolument retrouver Sésame et la ramener chez les Koizumi.

— Tu veux repartir d’ici avec Sésame, dit Johnnie Walken, comme s’il lisait dans les pensées de Nakata.

(…)
— Tout à fait dit Nakata.

Il ne pouvait pas rapporter chez les Koizumi la tête coupée de leur chatte. Si les deux petites voyaient une chose pareille, elles en deviendraient anorexiques à vie.

— Moi, je veux couper la tête de Sésame. Et toi, tu ne veux pas que je le fasse. Nos missions et nos intérêts se contrarient Cela arrive souvent dans la vie. Dans ce cas-là, on négocie. Autrement dit, si tu fais une certaine chose pour moi, de mon côté je te rendrai Sésame entière et en bonne santé.

Nakata posa une main sur ses cheveux poivre et sel et les frotta vigoureusement. Ce geste indiquait toujours chez lui un état de profonde réflexion.

(…)
— Nakata doit tuer M. Johnnie Walken ?

— Tout à fait tout à fait, répondit Johnnie Walken. À vrai dire, je suis las de la vie. J’ai déjà vécu très longtemps, tu vois. Je n’ai pas envie de prolonger davantage mon existence. Je suis un peu fatigué de tuer tous ces chats. Mais tant que je suis vivant, je suis obligé de le faire. Il faut que je rassemble leurs âmes. Il faut suivre l’ordre, de un à dix, puis revenir à un et recommencer. Recommencer sans fin la même chose. C’est lassant, et je suis exténué. En plus, ça ne fait plaisir à personne. Cela n’inspire le respect à personne. Mais c’est fixé par la règle, je ne peux pas faire autrement. Impossible de m’arrêter d’un coup en disant simplement : « Je me retire des affaires. » Et je ne peux pas me tuer moi-même. Ça aussi, c’est fixé par la règle. Je ne peux pas me suicider, il y a un tas de règles.

(…)
Johnnie Walken se leva, tira un gros sac de cuir de derrière son bureau, le posa sur le fauteuil où lui-même
était assis jusque-là, l’ouvrit en sifflotant d’un air joyeux et sortit un chat du sac comme un magicien en train d’exécuter un de ses tours. C’était un jeune matou gris tigré, qui venait tout juste d’atteindre sa taille adulte et que Nakata n’avait jamais vu. Ses membres pendaient, complètement ramollis, mais ses yeux étaient ouverts et il paraissait conscient. Tout en continuant à siffler, Johnnie Walken tenait l’animal en l’air à deux mains, comme un pêcheur exhibant un gros poisson qu’il vient d’attraper. Il sifflait « Haï ni haï ho », l’air que chantent les Sept Nains dans Blanche-Neige, le dessin animé de Walt Disney.

— Ce sac contient cinq chats, je les ai tous capturés dans le terrain vague. Des chats fraîchement cueillis, en somme. Je leur ai injecté un produit paralysant. Pas un anesthésiant : ils ne sont pas endormis et ont conservé toutes leurs sensations. Ils ressentent aussi la douleur, mais comme leurs muscles sont relâchés, ils ne peuvent pas agiter leurs pattes en tout sens. Ils ne peuvent même pas tourner la tête. Je n’ai pas envie de les voir se débattre, voilà pourquoi je m’y prends ainsi. Je vais ouvrir le ventre de cet animal avec un couteau, extraire son cœur tout palpitant et lui trancher la tête. Le tout sous tes yeux. Il y aura du sang partout, et le chat va beaucoup souffrir. Imagine qu’on t’ouvre pour sortir ton cœur, ce serait douloureux, non ? C’est pareil pour les chats. Ils ont mal, comme tout le monde. Ça me fait de la peine pour eux. Je ne suis pas un de ces sadiques sans pitié, mais je ne peux pas faire autrement. Il faut qu’il y ait de la souffrance. Ça fait partie des règles. Je sais, Il y a vraiment beaucoup de règles ici !

Johnnie Walken se tourna vers Nakata et lui fit un clin d’œil.

— Mais le travail, c’est le travail. Une mission, c’est une mission. Je vais tuer ces chats un par un, et je m’occuperai de Sésame en dernier. Tu as encore un peu de temps devant toi pour te décider. N’oublie pas : soit je tue tous les chats, soit tu me tues. C’est la seule alternative.

Johnnie Walken étendit le chat tout mou sur le bureau. Puis il ouvrit un tiroir, en sortit un gros paquet noir enveloppé de tissu, qu’il déballa soigneusement, alignant un à un les objets qu’il contenait sur le bureau. Il y avait une petite scie électrique, des scalpels de différentes tailles, un grand couteau. Tous ces objets avaient des lames blanches et étincelantes, comme si elles venaient d’être affutées. Johnnie Walken inspecta amoureusement toutes les lames avant de les reposer sur le bureau. Ensuite, il tira d’un autre tiroir une série de plateaux métalliques, qu’il aligna sur la table, chacun apparemment à une place assignée. Enfin, il sortit du tiroir un grand sacpoubelle en plastique noir. Pendant tout ce temps, il continuait à siffler « Haï hi haï ho ! on rentre du boulot ! »

— Il faut être méthodique en toute chose, tu sais, Nakata. Il ne faut pas vouloir aller trop vite, sinon on s’emmêle les pédales et on finit par trébucher. Il faut voir plus loin que le bout de son nez, et ne pas rester fixé sur des détails. Si on n’anticipe pas un peu, on risque de heurter un obstacle qu’on n’a pas vu arriver. Donc, il faut tout faire dans l’ordre, soigneusement, en anticipant les événements. C’est essentiel. En toute chose. Il caressa un moment la tête du chat, en plissant les paupières. Puis il fit monter et descendre son index sur le ventre mou de l’ animal, après quoi il saisit un scalpel de sa main droite et, sans le moindre signe précurseur, sans la moindre hésitation, incisa le ventre selon une ligne médiane. Ce fut presque instantané. Le poitrail du chat se déchira en deux, et des organes écarlates en jaillirent. Le chat ouvrit la gueule et essaya de gémir mais aucun son ne sortit de sa gorge. Sans doute sa langue était-elle engourdie elle aussi. Il arrivait à peine à entrouvrir les babines. Cependant, ses yeux révulsés témoignaient, sans aucun doute possible, d’une atroce souffrance. Puis, après un petit instant, le sang se mit à gicler, trempant les mains de Johnnie Walken, éclaboussant son gilet. Il n’y prêta pas la moindre attention et continua à siffler « Haï hi haï ho » tout en plongeant une main à l’intérieur de la poitrine du chat pour en découper le cœur d’un geste rapide et habile à l’aide d’un petit scalpel. Le minuscule organe semblait continuer à battre. Johnnie Walken posa le petit cœur sanglant sur la paume de sa main et le montra à Nakata.

— Regarde ! Il bat encore.

Après l’avoir tenu ainsi un instant devant les yeux de Nakata, il le fourra soudain dans sa bouche, avec le
plus grand naturel du monde. 11 se mit à le mâcher lentement, savourant le goût. Ses yeux brillaient d’un bonheur Innocent, comme ceux d’un enfant mangeant un gâteau qui vient de sortir du four. Ensuite, il essuya
d’un revers de main les taches de sang autour de sa bouche, se lécha soigneusement les lèvres.

—Tout frais, tout tiède. On dirait qu’il bouge encore sous la langue.

Nakata, frappé de mutisme, contemplait la scène, incapable de détourner les yeux. 11 avait la sensation que quelque chose commençait à remuer dans son esprit Une odeur de sang frais flottait sur la pièce. Sifflotant toujours, Johnnie Walken découpa la tête à la scie. Les dents taillaient les os avec de petits grincements. Les gestes de Johnnie Walken étaient ceux d’un professionnel. Les os n’étaient pas très épais, l’opération ne prit guère de temps. Le bruit, cependant, était étrangement pesant Quand ce fut fini, Johnnie Walken déposa doucement la tête tranchée sur un plateau de métal.

(extrait de « Kafka sur le rivage » d’Haruki Murashami – 2003)

Filed under: Lecture | Posted on août 9th, 2007 by rollover

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